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Aurélie Dellisse

LE PORTRAIT D'UNE VOIX

 

Aujourd'hui, c'est à mon tour de prendre la plume et d'écrire quelques lignes.

Mais comme cela fait drôle, maintenant, de dire ce que je veux sans que l'on corrige chacun de mes mots.

Et pourtant, je n'ai pas envie de dire que c'est « drôle » car depuis quelques temps, je m'ennuie...

Toutes mes inventions sont tombées à l'eau, je ne suis plus un danger public pour les agents de police, je ne fais plus enrager Prunelle ni mon patron, j'ai perdu de vue mon chat et la mouette et...

Moiselle Jeanne ne me court plus après... Et oui, tout cela c'est moi : Gaston Lagaffe ! Ce nom vous fait sourire, je le sais bien.

Et pourtant, moi aujourd'hui, je ne souris pas ; j'ai perdu mon père : André Franquin. Ce n'est pas moi qui vous faisais rire, c'était lui. Chaque jour, il me soufflait à l'oreille un gag que je devais mettre en oeuvre.

On formait une bonne équipe tous les deux. Mais parfois, je trouvais qu'il exagérait ; il me rendait vraiment trop ridicule ! Je me rappelle surtout d'un histoire dans laquelle je me suis particulièrement distingué : j'avais reçu un appareil photographique automatique à prêter afin de pouvoir faire des photos de Moiselle Jeanne et moi à la pêche. J'avais posé l'appareil sur un tronc d'arbre coupé, j'avais le temps d'aller me placer à côté d'elle grâce au système de retardement automatique de l'appareil. Mais alors que je courais vers elle, mon pied rencontra un obstacle, je fis un vol plané et j'arrivai la tête en bas, les jambes en l'air au côté de Moiselle Jeanne, au moment où l'appareil se déclencha pour prendre la photo.

Lorsqu'un collègue du bureau développa les photos, il fit, bien entendu, un agrandissement de cette fameuse photo. Moqueur comme il est, il dit en l'affichant au bureau : « Ça valait un agrandissement non ?!... Venez voir les gars, le magnifique spécimen que Jeanne a attrapé à la pêche ! »

Ce gag a longtemps fait rire André mais il a rapidement remarqué que moi , je ne riais pas !

Aujourd'hui les gens me croient mort, ils m'ont enterré avec André. Et pourtant je suis encore là mais plus personne ne me voit. Je ne fais plus aucune bêtise, c'est pour cela que les gens ne me remarquent plus, je le sais bien. Gaston n'intéresse les gens que quand il fait des dégâts. Un Gaston sage, cela n'intéresse personne !

Je retourne de temps en temps dire bonjour aux copains à la rédaction de Spirou. L'ambiance n'est plus la même, ça c'est sûr. C'est pourquoi j'ai décidé de ne plus y travailler.

L'autre jour, M. de Mesmaecker m'a avoué : « Gaston, je sais que bien souvent j'ai voulu vous étrangler pour vos innombrables catastrophes mais il est certain qu'aujourd'hui, j'en redemanderais ! L'atmosphère n'est plus pareille sans vous ici... »

Pour la petite histoire, je suis arrivé à la rédaction en 1957. En fait, cette date est celle de ma naissance, l'année où André Franquin m'a créé.

Arrivé sur place, dans les bureaux de la rédaction, je me suis senti comme venu d'une autre planète ; j'étais incapable de répondre aux questions que l'on me posait :

- Qui êtes-vous ?

- Gaston .

- Qu'est ce que vous faites ici ?

- J'attends.

- Vous attendez quoi ?

- J'sais pas...j'attends...

- Qui vous a envoyé ?

- On m'a dit de venir...

- Qui ?

- Sais plus...

- De venir pour faire quoi ?

- Pour travailler...

- Travailler comment ?

- Sais pas... on m'a engagé...

- Mais vous êtes bien sûr que c'est ici que vous devez venir ?

- Beuh...

Combien de fois les copains ne m'ont pas rappelé cette conversation idiote et sans aucune issue ! Après quelques semaines passées au bureau, on m'appelait « Le héros-sans-emploi ». Mais pourtant, il a suffi de quelques jours pour qu'ils me trouvent un boulot « qui m'était approprié », disaient-ils. J'étais devenu du jour au lendemain : « préposé à l'entretien et à la surveillance des extincteurs muraux secondaires ». Cela vous fait rire ? Moi aussi. Et pourtant si vous saviez combien de boulots du même style on m'a encore confiés !...

C'était le bon vieux temps... le temps où André Franquin s'occupait de moi avec tellement d'imagination ! Et aujourd'hui, je ne suis plus qu'un dessin abandonné sur une table et qui sera bientôt entièrement recouvert de poussière...

 

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